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25 octobre 2018 4 25 /10 /octobre /2018 08:34

 

 

 

Actes Sud, la maison d’édition du capitalisme vert

Nicolas Casaux

De Paul Hawken à Isabelle Delannoy : les nouveaux promoteurs de la destruction « durable »

Sud, la maison d’édition de notre chère ministre de la Culture, Françoise Nyssen), Cyril Dion explique que la société écolo idéale qu’il imagine correspond à la dystopie technocratique imaginée par Isabelle Delannoy dans son livre L’économie symbiotique. Il expose donc ainsi assez explicitement à la fois son soutien du capitalisme vert et du solutionnisme technologique. Pour bien le comprendre, voici une brève présentation de ce livre d’Isabelle Delannoy.

Son « objectif dans cet ouvrage est de partager les résultats de près de dix années d’étude des nouvelles logiques économiques et productives, apparues depuis cinquante ans et allant dans le sens d’une plus grande durabilité de nos sociétés » (l’emphase est mienne). Pour ce faire, elle se propose d’exposer « pièce après pièce les éléments témoignant d’une nouvelle logique de pensée et d’action dans ce qui caractérise un système économique, technique et social. Si nous définissons une civilisation comme “l’ensemble des traits qui caractérisent une société donnée du point de vue technique, intellectuel, économique, politique et moral”, cette étude m’amène à penser qu’émerge aujourd’hui une nouvelle civilisation. »

Isabelle Delannoy se présente comme « ingénieur agronome, fondatrice et directrice générale de Do Green-économie symbiotique, experte en développement durable et modèles durables émergents. » Notons qu’elle s’est « spécialisée dans le développement durable il y a plus de 20 ans », et qu’elle a participé à la réalisation du film documentaire Home de Yann-Arthus Bertrand (un autre champion de la propagande du « développement durable »). Ce que l’on comprend immédiatement, c’est que son économie symbiotique n’est qu’une nouvelle manière de qualifier ce qu’elle étudie depuis tout ce temps, à savoir le « développement durable » — mais l’expression « développement durable » étant passée de mode, et ayant prouvée son échec, ses promoteurs invétérés se sentent obligés de lui trouver des synonymes. Le « développement durable » est un concept qui apparaît officiellement en 1987 dans le rapport Brundtland publié par la Commission mondiale sur l’environnement et le développement de l’ONU. Je vous épargne la définition officielle, une déclaration d’intention creuse — il s’agirait d’un « développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures à répondre aux leurs », etc.

En réalité, il s’agissait simplement de donner une image nouvelle à des pratiques et des dynamiques qui resteraient, grosso modo, complètement inchangées. Le « développement » commençant à être mis en doute par les désastres sociaux et écologiques qu’il engendrait, il a été décidé — selon un principe bien connu du père de l’industrie de la propagande d’État et d’entreprise, Edward Bernays, et d’une manière qu’il n’aurait pas reniée — de rajouter « durable » à sa suite, et d’accompagner cet incroyable changement d’une campagne de relations publiques à la mesure de l’escroquerie — phénoménale — qu’il constituait.

Mais avant d’aller plus loin dans l’examen de cette fraude grotesque, un rappel. Le « développement » tout court est en quelque sorte un concept analogue à celui de civilisation. Il correspond à « la disposition de l’Occident à universaliser sa propre histoire au détriment » de celle des autres cultures du monde, et renvoie à un « imaginaire colonial qui guida durant tous ces siècles l’expansion spatiale, politique, économique et symbolique de l’Occident sur le reste du monde », ainsi que l’explique Joaquin Sabat dans son article « Le développement est-il colonial ? », publié sur le site de la revue du MAUSS. C’est-à-dire que le « développement » était et est le nom donné à une seule manière de percevoir le monde et d’y vivre, la manière occidentale, la manière civilisée. C’est-à-dire que l’infâme « mission civilisatrice » n’a jamais cessé. Seulement, désormais, on l’appelle « développement ».

« Mais voilà le problème : un enfant se développe et devient un adulte, une chenille se développe et devient un papillon, un cours d’eau endommagé par (disons) l’extraction minière pourrait, avec le temps, se redévelopper et redevenir un cours d’eau sain ; mais une prairie ne se “développe” pas en une zone de maisons toutes identiques et en forme de boîtes, une baie ne se “développe” pas en un port industriel, une forêt ne se “développe” pas en routes et clairières.

En réalité, la prairie est détruite pour produire ce “développement” (pour qu’un développeur immobilier la recouvre de tonnes de béton et d’asphalte). La baie est détruite, afin que le “développement” y implante un port industriel. La forêt est détruite lorsque ses “ressources naturelles” sont “développées”.

Le mot “tuer” fonctionne aussi bien. »

— Derrick Jensen[1]

Ce qui amène de nombreuses populations autochtones, véritablement attachées au monde naturel, à s’opposer au « développement ». Ainsi d’Ati Quigua, membre de la communauté Arhuacos des montagnes de la Sierra Nevada en Colombie, qui déclare : « Sur les temples de la déesse et de la Terre Mère, ils construisent des châteaux, ils construisent des villes et construisent des églises, mais notre mère est capable de se régénérer. Nous nous battons pour ne pas avoir de routes et d’électricité — cette forme d’autodestruction qui est appelée “développement” c’est précisément ce que nous essayons d’éviter ».

En d’autres termes, le « développement » constitue une nouvelle « justification philanthropique de la colonisation, considérée comme l’extension planétaire de la civilisation promise à tous », pour reprendre la formule de Gilbert Rist. Et cette civilisation promise à tous, c’est celle du confort industriel dont bénéficient les Occidentaux. Celle du téléphone, de la télévision, de la voiture, et des autres hautes technologies, du réseau électrique et des autres réseaux infrastructurels qu’implique l’urbanisation. Celle qui précipite une catastrophe écologique et sociale sans précédent. Celle qui tente de faire croire, depuis les années 70/80 — moment où la catastrophe a commencé à être trop évidente et trop inquiétante aux yeux des habitants des pays « développés » — qu’elle est en passe de devenir « durable », ou « écologique », non délétère. Et c’est là qu’Isabelle Delannoy et Cyril Dion entrent en jeu, qui participent désormais eux aussi de cette propagande.

Parce que non, ainsi que nous pouvons tous le constater, le « développement durable » n’a rien changé et ne change rien. Les trente dernières années en témoignent, qui ont vu naître — ou être requalifiées — tout un tas de pratiques industrielles que l’on dit désormais « durables », mais qui ont surtout vu la civilisation industrielle (« durable ») détruire plus intensément que jamais l’ensemble de la biosphère (52 % des animaux sauvages ont été exterminés au cours des 40 dernières années[2], sur la même période, le nombre d’animaux marins a été divisé par deux[3], 90 % des gros poissons ont disparu[4], les émissions de gaz à effet de serre n’ont fait qu’augmenter, sans compter l’explosion des inégalités économiques, etc., la liste est longue).

Mais qu’est-ce qui laisse à penser à Isabelle Delannoy « qu’émerge aujourd’hui une nouvelle civilisation » ? Quelles sont ces « innovations apparues » ? Quelles sont ces « nouvelles logiques économiques et productives, apparues depuis cinquante ans et allant dans le sens d’une plus grande durabilité de nos sociétés  » ?  Quel est ce « nouveau système logique qu’elles révèlent et la vision qu’elles portent dans notre rapport au vivant, à la technique et à nous-mêmes » ? Quelle est cette « nouvelle économie, qui redessine le visage de nos paysages et de nos sociétés » ? (Isabelle Delannoy ne lésine pas sur les formules grandiloquentes pour nous vendre du vent, comme vous allez pouvoir le constater.)

Ce qu’elle présente comme des « logiques économiques et productives » qui participent « à répondre à cette déstabilisation de l’écosystème global Terre » et à « inverser la tendance » sont avant tout des « modèles rentables ». Le mot « capitalisme » n’est pas mentionné une seule fois dans tout son livre, ne constituant probablement pas un problème à ses yeux. Elle considère d’ailleurs Paul Hawken, un entrepreneur états-unien et promoteur du « capitalisme naturel » ou « capitalisme propre », comme un pionnier du domaine dans lequel s’inscrit son travail. Paul Hawken qui affirme que « le réchauffement climatique est une chance ». Paul Hawken dont le livre Drawdown : Comment inverser le réchauffement planétaire vient lui aussi, à l’instar du livre L’économie symbiotique d’Isabelle Delannoy, d’être publié aux éditions Actes Sud. Paul Hawken qui soutient toutes les avancées technocratiques possibles pour lutter contre le réchauffement climatique, de la géo-ingénierie (« épandre de la poussière de silicate sur la terre (et les mers) pour capter le dioxyde de carbone », « reproduire la photosynthèse naturelle dans une feuille artificielle » ou mettre en place « une nouvelle industrie durable de captage et de stockage de milliards de tonnes de dioxyde de carbone prélevés directement dans l’atmosphère », etc.) aux « autoroutes intelligentes », aux avions alimentés par des biocarburants, et autres absurdités hyper-technologiques. Et Cyril Dion de conclure la préface de Drawdown en écrivant : « J’espère donc que cet ouvrage constituera une véritable feuille de route dont se saisiront les élus, les chefs d’entreprise et chacun d’entre nous ». Bref[5].

Emmanuel Macron, Champion de la Terre, avec le livre de Paul Hawken, « Drawdown ».

Emmanuel Macron, Champion de la Terre, avec le livre de Paul Hawken, « Drawdown ».

Dans son enquête longue d’une décennie, Isabelle Delannoy a vu « converger l’agroécologie, la permaculture et l’ingénierie écologique, l’économie circulaire, l’économie de fonctionnalité, les smart grids, l’économie collaborative et du pair à pair, la gouvernance des biens communs et les structures juridiques des coopératives », et bien d’autres choses encore (fablabs, hackerspaces, etc., et tous les avatars du nouveau capitalisme cool, ultramoderne et high-tech). Cela donne le ton. Isabelle Delannoy mélange en effet des pratiques présentant un véritable intérêt en ce qui concerne l’élaboration de cultures humaines soutenables (la permaculture, principalement) et d’autres pratiques qui sont autant de nouvelles incarnations délétères du délire technocapitaliste. Les torchons avec les serviettes. La même propension à mélanger tout et n’importe quoi, et même des concepts contradictoires, l’amène à parler d’écosystèmes industriels, de « symbiose entre la technicité du vivant et sa beauté, la puissance de la conception et de l’organisation humaines, et l’efficience de sa technique », d’une « industrie symbiotique », et d’autres choses du genre. En empruntant le terme symbiose à la biologie, au monde de la vie, terme qui désigne une « association durable entre deux ou plusieurs organismes », pour l’appliquer à l’industrialisme, le monde des machines, elle tente de naturaliser l’artificiel, et pire, d’associer au vivant ce qui le détruit. Toute son élucubration se fonde d’ailleurs sur les notions centrales de la cybernétique[6] (communication, information, signal), et promeut, à l’instar de celle de Paul Hawken, une véritable technocratie planétaire — rien d’étonnant pour une adepte de Teilhard de Chardin, ce Prophète d’un âge totalitaire, ainsi que le qualifiait Bernard Charbonneau en publiant un excellent livre portant ce titre, afin d’exposer la dangerosité des desseins totalitaires et technocratiques de ce prêtre jésuite qui divinisait le progrès.

La même schizophrénie qui dégoulinait des pages du rapport Brundtland (celui qui a marqué le début de la propagande en faveur du « développement durable »), qui tente de concilier l’invraisemblable destruction planétaire précipitée par l’industrialisation du monde avec l’espoir d’une société industrielle « verte », contre toute logique et contre toutes les tendances et les réalités observées, se retrouve dans le livre d’Isabelle Delannoy. Cela dit, elle avertit le lecteur du fait que chaque « logique » qu’elle s’apprête à exposer présente divers problèmes (« Soit elle diminuait les impacts à un endroit mais les augmentait à un autre, soit son champ d’application était trop limité […] »), mais qu’en y croyant fort (je résume) tout cela devrait déboucher sur une formidable société industrialo-symbiotique verte et durable.

***

Isabelle Delannoy nous explique que la « nouvelle économie » dont elle observe l’émergence « est radicalement différente de l’actuelle ». Parmi les principes qui la gouvernent, elle cite notamment « la recherche de l’efficience maximale ». L’occasion d’un autre retour par le passé. Pour comprendre ce que « la recherche de l’efficience maximale » a produit, il suffit d’analyser l’évolution de la situation globale au cours du dernier siècle. Le rapport Brundtland affirmait :

« Depuis quelques années, les pays industrialisés ont pu poursuivre leur croissance économique tout en utilisant moins d’énergie et de matières premières par unité produite. Cet effort, associé à celui qui vise à limiter l’émission d’agents polluants réduira les pressions qui pèsent sur la biosphère. »

Et rappelait :

« Entre 1973 et 1983, l’efficacité de l’utilisation d’énergie dans ces pays a progressé de 1,7 pour cent par an (19). La consommation d’eau industrielle par unité de production a également fléchi. Les anciennes usines productrices de pâte à papier et de papier consomment normalement environ 180 mètres cubes d’eau par tonne de pâte, alors que celles construites pendant les années 70 n’en utilisent que 70. Le recours à des technologies avancées à circulation d’eau en circuit fermé et à un personnel dûment formé permet d’abaisser encore le coefficient d’utilisation à environ 20 ou 30 mètres cubes par tonne de pâte (20). […]

En réalité, la quantité de matières premières requise par unité de production d’intérêt économique a diminué tout au long du siècle actuel, sauf pendant les périodes de guerre, pour tous les produits autres qu’agricoles (24). Une récente étude sur les tendances de la consommation de sept produits de base effectuée aux États-Unis vient de le confirmer (25), tout comme le font des études menées au Japon. En 1984, pour chaque unité de production industrielle, le Japon n’a utilisé que 60 pour cent de la quantité de matières premières utilisée en 1973 (26). […] La productivité et l’efficacité d’utilisation des ressources ne cessent de s’améliorer et la production industrielle s’éloigne graduellement des produits et des processus à forte intensité de matières premières. »

L’efficacité énergétique ne cesse de progresser depuis des décennies. Avec quel résultat ? Une augmentation exponentielle de la destruction de la biosphère, de l’extractivisme, du pillage de ses ressources, des pollutions, etc. (L’absurdité qui consiste à soutenir que la recherche de l’efficience ou de l’efficacité permettrait à la civilisation industrielle de moins détruire la planète est plus amplement détaillée dans l’article de Max Wilbert intitulé « Pourquoi l’efficacité énergétique ne résout rien, bien au contraire » que j’ai récemment traduit.)

***

En outre, Isabelle Delannoy se félicite de l’intégration de la permaculture dans l’économie capitaliste actuelle, et vante sa rentabilité déterminée par l’exemple de la ferme du Bec Hellouin, étudiée par l’Institut national de la recherche agronomique française (INRA). Elle présente également la croissance du bio comme un autre signe de la nouvelle économie radicalement différente qui émerge, s’extasie sur les biomatériaux, biosourcés, et sur les bioplastiques, et le biogaz, et la bioéconomie, et le biomimétisme, et la biomasse, etc.

La merveilleuse agriculture écolodurable encouragée par Isabelle Delannoy

La merveilleuse agriculture écolodurable encouragée par Isabelle Delannoy

Une vue extérieure de l’agriculture écolodurable de la photo précédente.

Une vue extérieure de l’agriculture écolodurable de la photo précédente.

Son économie symbiotique est un agrégat de toutes les utopies et tous les mythes associés au progrès technologique et aux nouveaux concepts économiques promus pour donner des illusions de changement (économie circulaire, économie du partage, économie sociale et solidaire, économie du pair à pair, économie contributive, économie collaborative, économie de la fonctionnalité, économie bleue, économie verte, économie régénérative, etc., ad nauseam). De l’absurdité du cyberespace (internet) vu comme une technologie libératrice et profondément démocratique[7] (« Internet a soufflé les structures pyramidales qui moulent et enserrent notre organisation sociale, entrepreneuriale et mentale comme dans un corset, et a rouvert nos sociétés et notre esprit à ce qui est probablement l’une des formes les plus naturelles d’organisation de l’humanité : en Communs ») à l’imposture de l’entreprise libérée[8]. Et si, dans son livre, elle cite l’états-unien William McDonough en tant que célèbre « spécialiste de l’économie circulaire », c’est bien parce qu’elle participe, comme lui, et comme Paul Hawken, à la promotion nuisible d’un fantasme détestable. Derrick Jensen propose d’ailleurs, dans son livre What We Leave Behind, une excellente critique du travail de ce « prêtre » du « développement durable » qu’est William McDonough.

De Paul Hawken à Isabelle Delannoy : les nouveaux promoteurs de la destruction « durable »

Dans son livre L’économie symbiotique, toujours, Isabelle Delannoy explique que ce que vous voyez en photo ci-dessus, à savoir le site industriel de Kalundborg, au Danemark, constitue « un des écosystèmes industriels les plus aboutis ». Si elle précise bien qu’on y trouve une « centrale thermique » (elle parle aussi d’une « centrale énergétique »), elle ne précise pas (un oubli, sûrement) qu’il s’agit d’une centrale au charbon. Elle ne précise pas non plus que le cœur de ce formidable « écosystème industriel », c’est une raffinerie de pétrole (un autre oubli, probablement). Oserais-je suggérer qu’elle l’a fait sciemment et qu’il s’agit d’un procédé propagandiste très classique ? Oui, c’est très probable.

Sans même parler de l’aspect social de tout cela (aucun changement, c’est toujours le capitalisme, le règne de l’État, l’esclavage salarial, la propriété privée, etc.), présenter cela comme un modèle de quoi que ce soit, comme l’esquisse d’une solution, comme une avancée dans le combat pour faire cesser la destruction de la planète, relève de l’absurde. Parmi les nombreuses choses qui font que cette « écologie industrielle » n’a rien d’écologique, il y a notamment ce léger problème du fait que les industries qui la composent sont autant de désastres environnementaux (centrale au charbon, raffinerie de pétrole, etc.).

Soulignons également que dans son livre, Isabelle Delannoy explique que l’association des différentes industries du site permet à chacune d’optimiser son fonctionnement (leur fameuse « symbiose industrielle » [sic]). Il en résulte une réduction de « la consommation de pétrole de 45 000 tonnes », de « celle de charbon de 15 000 tonnes » et de celle en eau « de 600 000 mètres cubes ». In situ (c’est important de le souligner pour comprendre la suite). Formidable, c’est déjà ça. Mais que cela signifie-t-il en réalité ? Ces 45 000 tonnes de pétrole, 15 000 tonnes de charbon, etc., seront-elles laissées dans le sol ? Bien sûr que non. Et l’on retrouve ici le paradoxe de Jevons, ou effet rebond. L’augmentation de l’efficacité énergétique n’a pas pour effet de diminuer l’impact environnemental. L’optimisation des processus industriels qui constituent notre civilisation industrielle permet simplement à d’autres industries ou à d’autres particuliers de consommer les ressources libérées par ces gains en efficacité. Ainsi que le formule un célèbre mathématicien :

« Cela semble incroyable que ceux qui prônent les économies d’énergie n’aient pas remarqué ce qui se passe : dès que de l’énergie est libérée par des économies, le système-monde technologique l’engloutit puis en redemande. Peu importe la quantité d’énergie fournie, le système se propage toujours rapidement jusqu’à ce qu’il ait utilisé toute l’énergie disponible, puis il en redemande encore [9]. »

Une écologiste qui s’extasie sur les performances d’un complexe industriel composé d’une raffinerie de pétrole, d’une centrale à charbon, d’une usine de produits pharmaceutiques, et d’autres industries également nuisibles, et qui y voit les signes de l’émergence d’une nouvelle économie, d’une nouvelle civilisation écolodurable, non mais franchement.

Je pourrais continuer en examinant les autres exemples absurdes qu’elle donne d’entreprises ayant gagné en efficience, comme Rank Xerox, une entreprise « spécialisée dans la fabrication de photocopieuses », ou « Interface, le leader mondial de la moquette en dalles », ou encore l’entreprise Michelin, qui « a diminué de plus de 3 fois sa consommation de matière et a augmenté sa marge », etc., mais cela n’aurait pas grand intérêt.

Bien sûr, Isabelle Delannoy fait également la promotion des énergies dites « renouvelables » industrielles, sur lesquelles repose toute la dystopie de l’industrialisme vert, ou « développement durable » : panneaux solaires, éoliennes et tutti quanti. Et bien sûr, il s’agit là encore de « fausses solutions », ainsi que le soulignait récemment l’historien Jean-Baptiste Fressoz lors d’une émission organisée par Le Média[10], intitulée « Transition, piège à con ? », et ainsi que le soulignent également Pablo Servigne et Raphaël Stevens dans leur livre Comment tout peut s’effondrer, et Philippe Bihouix dans son livre L’âge des low-tech, et Frédéric Gaillard dans Le soleil en face, et ainsi de suite.

 

Contrairement à ce que suggèrent les écolos grand public comme Cyril Dion, Isabelle Delannoy, etc., une civilisation industrielle verte, un industrialisme vert — et qui plus est, démocratique —, ça n’existe pas. Et ça ne peut pas exister, par définition, étant donné que, sur le plan social, l’industrialisme en général et les hautes technologies en particulier impliquent une organisation étendue, très hiérarchisée, avec d’importantes spécialisation et division du travail, autant de caractéristiques peu compatibles avec la démocratie (directe, cela s’entend). C’est-à-dire que sans organisation sociale coercitive complexe, étendue, très hiérarchique, et donc très inégalitaire, pas de panneaux solaires photovoltaïques, pas d’éoliennes géantes et pas d’internet. Sur le plan écologique, face à l’idée trop répandue selon laquelle le remplacement des énergies fossiles et nucléaire par les énergies dites « renouvelables » permettrait de la rendre « verte », rappelons que la civilisation industrielle ravage la planète par son étalement urbain, son agriculture, sa surexploitation de toutes les ressources (renouvelables et non renouvelables), la fragmentation des biomes qu’imposent ses infrastructures, ses innombrables activités industrielles polluantes, destructrices du monde naturel, et pas SEULEMENT par la manière dont elle produit ou obtient l’énergie qu’elle utilise. Même si l’on parvenait à obtenir toute l’énergie qu’elle consomme par des procédés véritablement respectueux du monde naturel, c’est-à-dire même si les énergies dites « vertes » ou « renouvelables » l’étaient vraiment et intégralement — ce qu’elles ne sont pas[11], et ce qui n’est pas possible, mais admettons — seule une petite partie du problème aurait été résolue. Dans l’ensemble, la civilisation industrielle continuerait de détruire le monde, de le bétonner, de l’artificialiser, de le surexploiter, de le polluer, de le contaminer, etc., bref : une civilisation industrielle verte ça n’existe pas. Mettre un terme à la destruction de la nature, c’est arrêter toutes les activités et pratiques qui la détruisent (ce n’est pas bien compliqué à comprendre). Mettre un terme à toutes les activités et pratiques qui la détruisent, c’est arrêter la quasi-totalité des activités industrielles (sauriez-vous citer une seule industrie qui ne soit pas polluante, ou qui ne repose pas sur des infrastructures et des pratiques nuisibles de quelque façon pour le monde naturel ?). C’est arrêter la société industrielle.

L’écologie selon Paul Hawken : des nouveaux camions MAN plus efficients.

L’écologie selon Paul Hawken : des nouveaux camions MAN plus efficients.

Tandis que dans de nombreux endroits du monde, on assiste à la montée au pouvoir de régimes de plus en plus autoritaires (tout récemment, c’est au tour du Brésil, qui semble mal embarqué), et que même en France « l’application de l’état d’urgence et un usage disproportionné de la force ont restreint » le droit de manifester « de manière préoccupante » (Amnesty), rien, dans le travail d’Isabelle Delannoy, ne présente d’intérêt pour ceux qui se demandent comment mettre un terme aux destructions environnementales planétaires ou aux inégalités et aux oppressions sociales grandissantes que génère la civilisation industrielle — y compris dans sa version « durable », « verte », ou peu importe le qualificatif mensonger que l’on utilise. Rien, de tout ce que l’on a pu observer « depuis cinquante ans », ne va « dans le sens d’une plus grande durabilité de nos sociétés ». Au contraire, l’immense majorité de tout ce que l’on a pu observer au cours des dernières décennies indique une intensification de la course à l’abîme que constitue la civilisation.

Au même titre que Paul Hawken, William McDonough et tous les autres apôtres à la mode du « développement durable », Isabelle Delannoy illustre ce dont parlait Mark Boyle dans son article intitulé « L’écologisme se souciait de préserver le monde naturel, mais ce n’est plus le cas », publié en mai 2017 sur le site du Guardian :

« La plupart d’entre nous sommes moins dérangés par l’idée de vivre dans un monde sans martres des pins, sans abeilles mellifères, sans loutres et sans loups qu’à l’idée de vivre dans un monde sans médias sociaux, sans cappuccinos, sans vols économiques et sans lave-vaisselle. Même l’écologisme, qui a un temps été motivé par l’amour du monde naturel, semble désormais plus concerné par la recherche de procédés un peu moins destructeurs qui permettraient à une civilisation surprivilégiée de continuer à surfer sur internet, à acheter des ordinateurs portables et des tapis de yoga, que par la protection de la vie sauvage. »

Et en effet, au bout du compte, la propagande éco-industrielle des Cyril Dion et Isabelle Delannoy (et Paul Hawken, Bertrand Piccard, Gunter Pauli, William McDonough, etc.) ne sert qu’à encourager « la recherche de procédés un peu moins destructeurs qui permettraient à une civilisation surprivilégiée de continuer à surfer sur internet, à acheter des ordinateurs portables et des tapis de yoga ». Une entreprise vaine, perdue d’avance et indésirable qui ne fait que prolonger la destruction du monde naturel et notre asservissement au désastre antidémocratique que constitue la technocratie civilisée. Jusqu’au crash final lors duquel, espérons-le, les écolos promoteurs du progrès technique — Delannoy, Hawken, McDonough, Dion, etc. —, incapables d’imaginer renoncer au monde techno-industriel, réaliseront l’absurdité de leur fantasme.

Il est grotesque et indécent que l’écologie soit associée, d’un côté, à tous les « défenseurs de l’environnement » qui se battent pour défendre la nature, depuis les zadistes, en France, jusqu’aux nombreuses communautés — parfois et même souvent indigènes — en Amérique centrale et latine, en Afrique, en Asie et ailleurs, qui combattent la société industrielle et son développement, et de l’autre, à ces charlatans de l’écobourgeoisie qui refusent de comprendre que la société industrielle est une nuisance irrémédiable, et qui continuent de soutenir son développement.

Nicolas Casaux

 

  1. « Le développement durable est un mensonge » : http://partage-le.com/2015/12/le-developpement-durable-est-un-mensonge-par-derrick-jensen/
  2. https://www.nouvelobs.com/planete/20140930.OBS0670/infographie-52-des-animaux-sauvages-ont-disparu-en-40-ans.html
  3. https://www.lexpress.fr/actualite/societe/environnement/le-nombre-d-animaux-marins-divise-par-deux-en-40-ans_1716214.html
  4. https://www.liberation.fr/sciences/2003/05/15/90-des-gros-poissons-ont-disparu_433629
  5. Pour plus de détails, lire l’article de Pierre Thiesset sur Paul Hawken paru dans La Décroissance n°153 d’octobre 2018, intitulé « Paul Hawken, l’éco-technocrate en chef ».
  6. Pour d’excellentes critiques de la cybernétique, véritable délire en quête de « machines à gouverner », vous pouvez lire cet article, et d’autres, du collectif grenoblois Pièce et Main d’œuvre : http://www.piecesetmaindoeuvre.com/spip.php?page=resume&id_article=439
  7. Voir : https://www.youtube.com/watch?v=8OlWPY5v9mk
  8. Lire : https://www.scienceshumaines.com/l-entreprise-liberee-realite-ou-imposture_fr_35813.html et : https://www.les-crises.fr/pas-de-patrons-pas-de-managers-la-verite-derriere-la-facade-de-la-hierarchie-horizontale/
  9. Il s’agit d’un extrait de ce texte : http://partage-le.com/2017/07/pourquoi-la-civilisation-industrielle-va-entierement-devorer-la-planete-par-theodore-kaczynski/
  10. https://www.youtube.com/watch?v=lO0r5O4–2wU
  11. Concernant les « fausses solutions » que constituent les énergies dites « renouvelables », ou « vertes », ou « propres », industrielles, vous pouvez lire : http://partage-le.com/2017/02/lecologie-du-spectacle-et-ses-illusions-vertes/, et http://partage-le.com/2017/07/letrange-logique-derriere-la-quete-denergies-renouvelables-par-nicolas-casaux/, et encore : http://partage-le.com/2017/08/ce-nest-pas-seulement-la-production-delectricite-qui-pose-probleme-cest-son-utilisation-et-tout-le-reste/

 

 

 

Source : http://partage-le.com/2018/10/de-paul-hawken-a-isabelle-delannoy-les-nouveaux-promoteurs-de-la-destruction-durable-par-nicolas-casaux/

 

 

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