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20 mars 2020 5 20 /03 /mars /2020 14:05

 

 

 

5 juillet 2019 par Robin Delobel

(CC - Flickr - Pierre Cante)

(CC - Flickr - Pierre Cante)

Depuis l’été 2018, les manifestations en réaction à la catastrophe écologique en cours montrent l’élévation du niveau d’inquiétude. Des milliers de personnes sortent régulièrement dans les rues pour exprimer leur colère face aux dégâts. L’écologie, globalement réduite au climat, obtient plus de place dans les médias et les débats publics.

En Belgique, lors des élections communales de novembre 2018, le parti Écolo connaît un grand succès. Le Premier ministre y voyait même un complot : la médiatisation sur le réchauffement du climat aurait servi le parti Écolo (« Quand la RTBF ouvre son JT de 19h30 samedi sur le dérèglement climatique, on sait que tout est mis en place pour qu’Écolo gagne »).

Cependant, alors que les constats partagés font écho à une situation de plus en plus grave, les propositions sont, elles, curieusement toujours très légères. Les « alternatives » avancées pour répondre aux problèmes socio-économiques et environnementaux ne semblent pas liées à la gravité de la situation et à la prise de conscience de nombreux phénomènes causés par le système économique dominant, capitaliste, productiviste et technologique. Le secteur des TIC (technologies de l’information et de la communication) devient progressivement le cœur de cette catastrophe écologique en cours, avec toutes ses implications sociales, sanitaires et politiques. Il est cependant totalement absent des débats, voire a contrario vu comme le remède défendu dans pratiquement tout l’horizon politique.

Un exemple illustre ce propos. Le 20 novembre 2018, le journal gratuit Métro, financé par la publicité, interviewe Philippe Bihouix, auteur de livres d’utilité publiques tels que L’âge des low-tech : Vers une civilisation techniquement soutenable et Le désastre de l’école numérique : plaidoyer pour une école sans écrans, avec Karine Mauvilly. Auparavant, il publiait en 2010 un ouvrage universitaire, Quel futur pour les métaux ? Raréfaction des métaux : un nouveau défi pour la société, dans lequel il montrait que le développement durable et le capitalisme vert sont impossibles car basés sur des technologies nécessitant des métaux dont certains arrivent à leurs pics de production. Dans l’interview au journal Métro, Philippe Bihouix dénonce l’extraction de minerais et de pétrole à un prix environnemental toujours plus élevé, non pris en compte et répète, une fois de plus, que « les high tech nous éloignent d’un monde durable » [1]. Cela n’empêche pas le journal de proposer une page entière, avec deux fois plus d’espace que l’interview, pour mettre en avant « Sept applications pour un mode de vie plus vert », insistant principalement sur les efforts individuels à faire. Un exemple symbolique pour illustrer la manière dont les médias peuvent décrire des dégâts environnementaux irréversibles et, sur la page d’à côté, tenter de faire croire que les problèmes seront réglés par des mesurettes ou des gadgets qui ne font qu’accroître l’empreinte extractiviste.

Pas étonnant me direz-vous, venant d’un journal gratuit. Le traitement de l’écologie dans des médias généralistes, réputés plus sérieux, s’écarte pourtant très peu de ce que propose Métro. Ces « grands » médias, peu connus pour leur indépendance, car quasi exclusivement possédés par des grandes familles ou de grands groupes capitalistes, sont financés eux aussi par la publicité ainsi que par l’État et ses aides à la presse.

 

Unanimité médiatique sur le progrès technologique

Lundi 13 août 2018, dans Le Soir : les robots remplaceront les agents du fisc, apprend-on en Une. On découvre que l’administration des finances s’est fixée comme objectif de devenir une administration sans papier avec des processus entièrement numérisés en 2025. A-t-on consulté la population ? Est-ce souhaitable et faisable ? Dans quel intérêt est-ce imposé ? Ces questions semblent inutiles à lire les propos du journaliste. En effet, Le Soir pointe ces citoyens réfractaires au progrès, à propos des baux locatifs : « Malgré le lancement de l’application my rent qui permet aux propriétaires d’enregistrer directement leurs baux via internet, 52 % d’entre eux continuent de se rendre physiquement dans les 42 bureaux d’enregistrement que possède le SPF Finances ». Cela ne fait pas les affaires du SPF finances qui veut réduire l’offre des services physiques de proximité et les supprimer à court terme ! Une fois de plus l’IA (intelligence très artificielle) est avancée comme la solution pour parvenir à ce progrès autoproclamé.

Dans son édition du mardi 31 juillet, Le Soir consacrait une page entière sur « Les projets un peu fou de Google ». Cependant, rien de très critique à part évoquer vaguement une réputation d’expérimentations de dingues et une culture d’entreprise très particulière dans la société Google X Labs. Pour le journaliste, ne sont pas problématiques des projets tels celui nommé Loon de la société X (anciennement Google X Labs) qui vise à développer l’accès à l’Internet dans les zones les plus reculées de la planète en utilisant des ballons stratosphériques gonflés à l’hélium. Ces ballons peuvent offrir un réseau 4G dans un rayon de 80 km. Sans le moindre questionnement sur les intérêts commerciaux, politiques, sécuritaires, géostratégiques de ce projet, le journal nous annonce qu’il a servi suite à des inondations au Pérou et aux ouragans à Porto Rico. Google avance des missions soi-disant sociales centrées sur la croyance au progrès pour justifier toute technologie ; et le discours passe comme une lettre à la poste dans des médias qui clament sans cesse leur neutralité. Autre projet : « En concurrence avec le Prime Air d’Amazon, Wing vise à généraliser la livraison [de marchandises] par drones non pilotés par un humain, afin de réduire le coût carbone de la livraison ». Un projet écologique donc, il fallait oser.

Vu tous ces projets généreux, il n’est guère étonnant de lire en décembre 2018, l’apparition d’un principe d’innovation qui devrait voir le jour dans la législation européenne, « imaginé pour neutraliser le principe de précaution », pourtant déjà peu contraignant.

 

Qui a dit « solutionnisme technologique » ?

En feuilletant le journal Le Monde, on apprend tout et parfois son contraire, mais avant tout les bienfaits du numérique et de son dernier avatar très médiatique, « l’intelligence artificielle ». Petit florilège de quelques bénéfices autoproclamés et rapportés dans la presse [2] : « À propos de Notre Dame de Paris - des reconstitutions historiques en 3D ou encore des modélisations d’architectes numériques offrent une documentation désormais précieuse pour reconstruire le monument ravagé par les flammes. » (17 avril 2019). « Dans l’usine Veolia d’Amiens, un tri mécanique effectué par un robot facilite le travail des opérateurs... ». (15 avril 2019). « Santé, agriculture ou éducation…, la fondation indienne Wadhwani AI veut mettre la technologie au service de la lutte contre la pauvreté dans les pays émergents...L’intelligence artificielle (IA) explore de nouveaux territoires. Elle pourrait bientôt servir, en Inde, à diminuer la mortalité. » (11 avril 2019)

On ne lira malheureusement rien ou trop peu dans ces médias sur les résistances contre Linky ou surtout contre la 5G, qui s’annonce pourtant comme « un changement sociétal sans précédent à l’échelle mondiale » selon des médecins, scientifiques, membres d’organisations environnementales et citoyens ayant signé un appel récent demandant l’arrêt de la 5G [3]. Ces derniers réclament des mesures immédiates pour protéger l’humanité et l’environnement, conformément aux impératifs éthiques et aux conventions internationales. Par contre, d’autres titres nous annoncent que l’intelligence artificielle permettra de prévoir les crises alimentaires, de traiter les 460.000 contributions du « grand débat » orchestré par Emmanuel Macron, comment organiser son voyage nature grâce à des applications, comment l’IA va répondre aux enjeux du développement...

La transition numérique telle qu’elle est actuellement mise en œuvre participe au dérèglement climatique plus qu’elle n’aide à le prévenir

Grand oublié des débats en lien avec l’écologie, le numérique et plus largement le monde technologique induit également la question du modèle économique que l’on souhaite. Intégrer cette donnée aux analyses et réflexions en vue des mobilisations sociales et écologistes s’avère nécessaire si l’objectif est de lutter réellement, tant au Nord qu’au Sud de la planète, contre les inégalités, l’exploitation de la nature et pour une société digne. Du côté des mouvements contestataires, plus critiques du discours dominant et des grands médias capitalistes, on réclame de la justice sociale et écologique, ce qui nécessite donc un changement profond de modèle. Les réflexions et revendications quant à l’extractivisme sont depuis quelques années intégrées, mais non encore reliées à une analyse globale sur les implications en termes de refus du développement technologique illimité.

La transition numérique telle qu’elle est actuellement mise en œuvre participe au dérèglement climatique plus qu’elle n’aide à le prévenir. Ceci est reconnu par le rapport sur l’impact environnemental du numérique publié en octobre 2018 par The Shift Project, think tank de la transition carbone. La part du numérique dans les émissions de gaz à effet de serre a augmenté de moitié depuis 2013, passant de 2,5 % à 3,7 % du total des émissions mondiales.

La prise en compte des technologies comme facteurs de pollutions et d’inégalités est totalement absente des discussions. S’il est bien sûr très important de revendiquer la réduction du flux de transports aériens, une transformation du système agricole vers un système paysan et une alimentation comportant 5 à 10 fois moins de protéines animales, deux des mesures les plus souvent mises en avant, devrait également être envisagée une remise en cause du totalitarisme numérique puisque le secteur des TIC, depuis 2009, consomme autant que l’aviation civile mondiale. De plus, les TIC s’attaquent désormais à une transformation de tous les domaines de la vie : l’habitat avec les assistants personnels type Alexa et avec les villes connectées, l’agriculture connectée avec l’invasion de toutes sortes de machines effectuant des tâches auparavant faites par des humains, le travail avec la disparition de 10 à 50 % des emplois (selon les estimations), les transports envahis là aussi par la numérisation à outrance, notamment les voitures dites autonomes promues même par le parti Écolo. Un parti Écolo qui ne voit aucun problème à proposer une application de jeu sur smartphones « pour éduquer les jeunes ». Début mars 2019, il lançait le jeu Planet Alert afin de promouvoir « un modèle, plus horizontal, plus participatif et égalitariste », dixit la communication destinée à promouvoir ce jeu.

Comme l’a montré Bruno Poncelet dans des études et conférences, les multiples usages en augmentation de diverses technologies ne sont pas issus d’un mouvement naturel de l’histoire. Cette invasion technologique qui entoure tout un chacun en 2019 vient notamment des recommandations de Digital Europe, un groupe de puissantes firmes marchandes asiatiques, étatsuniennes et européennes qui s’organisent pour défendre ses intérêts auprès de l’Union européenne. « L’un de leurs axes de travail consiste à présenter un argumentaire général pour donner du sens et de la légitimité à la transformation digitale de la société. » Sans que cela étonne vraiment, on retrouve à peu près le même discours dans un grand nombre de rapports politiques gouvernementaux (ou sur le site officiel de la Commission européenne) consacrés aux projets numériques. Tous assènent la même idée : les outils numériques sont un bienfait d’intérêt général pour autant qu’on en ait la maîtrise, ce qui implique d’agir au plus vite pour digitaliser nos sociétés… Mais, concrètement, ça veut dire quoi « digitaliser la société » ? Pour Digital Europe, cela peut tenir en une phrase : « Il faut créer (au minimum à l’échelle européenne, si possible à l’échelle mondiale) un marché numérique aussi globalisé que possible. [4] »

L’Union européenne finance également indirectement des plates-formes flottantes habitables destinées à une vie dans les eaux internationales, projet impulsé, entre autres, par des libertariens transhumanistes de la Silicon Valley comme Peter Thiel, cofondateur de PayPal et investisseur historique de Facebook. Il affirmait en 2009 ne « plus croire que la liberté et la démocratie soient compatibles... ». Il disait aussi « être opposé à l’idéologie de l’inévitabilité de la mort ». Un autre dirigeant de ce projet, Joe Quirck, annonçait dans un essai « comment les nations flottantes vont restaurer l’environnement, enrichir les pauvres, guérir les malades et libérer l’humanité des politiciens ». L’article du Monde racontant ce projet [5] explique que le financement de cette vie insulaire sera permis par une cryptomonnaie, l’ethereum, et nécessitera donc des connexions internet à haut débit. Bien sûr ce projet servirait aussi aux populations déjà menacées par la montée des eaux.

 

La générosité digitale

En novembre 2018, La Commission européenne annonce l’initiative Wifi4EU. Une enveloppe de 120 millions € est mise à disposition de 8.000 communes à l’intérieur des frontières de l’UE jusqu’en 2020. Rien de très compliqué, pas de mesures environnementales et sanitaires envisagées par les pouvoirs publics. Les communes ont pu « déposer leur candidature en ligne afin de demander un coupon d’une valeur unitaire de 15.000€ ». En quoi consiste-il concrètement ? « Grâce à ce coupon, la commune pourra installer un point d’accès Wi-Fi dans les lieux publics, notamment les mairies, les bibliothèques publiques, les musées, les parcs publics ou les places publiques ». Une initiative qui bénéficierait à tout le monde et que l’on pourrait même qualifier d’éthique à en croire leur communication : « L’utilisation des réseaux financés par l’initiative WiFi4EU sera gratuite. Ces réseaux seront exempts de publicité et ne collecteront pas les données personnelles. [6] » De quoi réduire la fracture numérique ? Mais cette fracture n’est-elle pas elle-même introduite par ces mêmes institutions qui ont favorisé la connexion de toutes parts ?

Il ne s’agit pas de refuser toute technologie mais de l’envisager dans un cadre systémique [...] Écologie et numérique sont aussi incompatibles qu’écologie et capitalisme

 

Conclusions

Ce capitalisme numérique, intimement lié aux multinationales, est dénoncé par les mouvements de gauche et écologistes, mais il est difficile d’y faire face. Toutefois, les oppositions et modes d’action peuvent être multiples. Toute utilisation de Google, que ce soit via Youtube ou pour un Doodle (s’accorder à plusieurs sur une date de réunion) revient malheureusement à enrichir cette multinationale et donc financer leurs projets de transhumanisme (Ray Kurzweil ingénieur en chef chez Google souhaite transplanter un cerveau humain sur un ordinateur d’ici 2040). Il ne s’agit pas de refuser toute technologie mais de l’envisager dans un cadre systémique, de questionner le progrès et d’élargir les contestations et réflexions : la lutte contre l’extractivisme et contre les dettes écologiques implique un refus de la numérisation du monde. Écologie et numérique sont aussi incompatibles qu’écologie et capitalisme.

 

Notes

[1Métro 20 novembre 2018

[2] Comme on l’a vu par ailleurs, de telles surprises sont publiées dans Le Soir, dans La Libre on peut lire des tribunes affirmant que Sans notre modèle économique et technologique, il sera impossible d’atteindre l’excellence écologique signée par Corentin de Salle, directeur du Centre Jean Gol (le centre d’études du MR) et Damien Ernst, professeur à l’ULiège, spécialisé en énergie et intelligence artificielle.

 

[3] Pour une planète viable, arrêtons la 5G, https://reporterre.org/Pour-une-planete-viable-arretons-la-5G, 8 avril 2019.

[4] La révolution numérique : créatrice ou destructrice d’inégalités ? Bruno Poncelet, novembre 2017 https://www.cepag.be/sites/default/files/publications/2017_-_cepag_-_etude_-_revolution_numerique_0.pdf

[5] « Des racines et des îles », mardi 2 octobre 2018

[6https://ec.europa.eu/commission/news/wifi4eu-2018-nov-05_fr

 

Auteur.e Robin Delobel  Permanent au CADTM Belgique

 

 

 

Source : http://www.cadtm.org/Integrer-la-critique-du-numerique-dans-l-ecologie

 

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